Sciences humaines & sociales
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Revue le philosophoire n.61 : L'existence
Philosophoire
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 25 Avril 2024
- 9782353380640
À linstar de lêtre, lexistence semble le concept le plus englobant et le moins spécifiant de tous : jexiste, les autres existent, les choses qui menvironnent existent, certains diront même que Dieu existe. Or, lorsque lextension est maximale, la compréhension est minimale : lexistence semble ne pas pouvoir être définie, elle ne peut quêtre constatée. Après des siècles de métaphysique, cest la conclusion à laquelle arrive Kant dans la Dialectique transcendantale : lexistence nest pas un prédicat réel. Cest le même concept que jai dune table possible et dune table réelle : le concept est indifférent à lexistence. Et pour cause : si lexistence sajoutait au concept de la chose, alors la chose changerait de nature ou de définition en se mettant à exister. Par conséquent, comme dit Kant, « le réel ne contient rien de plus que le simple possible » . Du point de vue du concept, le réel existant égale le possible ; lexistence, que ce soit celle de la table, de lhomme ou de Dieu, ne peut constituer une propriété supplémentaire qui sajouterait à toutes celles que contient lessence de létant considéré. Il faut donc sortir du concept pour affirmer une existence ; et cest parce que lexistence est transcendante au concept quon ne peut démontrer lexistence de Dieu cest la preuve ontologique que vise ici Kant, et cest toute la théologie rationnelle qui seffondre par là : nulle essence ne contient en elle son existence à titre de propriété. Mais si le logos peut tout dire, cette étrangeté de lexistence à lordre conceptuel doit pouvoir être conjurée. Kant nous lègue ainsi un double défi : celui de donner un concept de lexistence, et celui de décorréler existence et transcendance.
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Revue le philosophoire n.42 : l'intelligence et la bêtise
Revue Le Philosophoire
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 17 Décembre 2014
- 9782353380459
Comme certains auteurs de ce n° 42 du Philosophoire le soulignent, la bêtise n'est pas exactement l'inverse de l'intelligence, puisqu'elle semble au contraire la supposer. Elle n'est pas l'inintelligence, mais le fait, pour un être intelligent, de déchoir ponctuellement. Elle est un trouble temporaire de l'intelligence, ou encore une orientation inefficiente et contreproductive de l'intelligence - en quoi on peut la distinguer de la niaiserie ou de la stupidité, qui seraient plutôt des défauts purs et simples d'intelligence. Si la bêtise de nos contemporains (ou de nous-mêmes, selon un jugement rétrospectif) est si exaspérante, c'est précisément parce qu'on attendait mieux d'eux (ou de soi-même). On ne tempête pas contre un simple d'esprit ou un handicapé mental - ce serait, précisément, de la bêtise. On distinguera encore la bêtise - défaut du jugement dans l'ordre théorique - de la bestialité - défaut de jugement moral - et de l'animalité - défaut supposé de jugement en général. Voilà pour une première approche de la bêtise.
Et l'intelligence, comment la définir ? De multiples manières, sans doute, selon les facettes de l'intelligence considérées : intelligence des rapports logiques et rationnels, intelligence des rapports humains (interindividuels et sociaux), intelligence des rapports spatiaux-temporels («intelligence du corps», intelligence pratique, la capacité d'observation et d'anticipation), etc. Disons, pour simplifier, que l'intelligence est la capacité de discerner des rapports, quels qu'ils soient : de conséquence, de causalité, d'inclusion, d'identité, de différence, d'antériorité, d'égalité, de supériorité, etc. Un individu est d'autant plus intelligent qu'il peut discerner plus de relations entre les choses, les individus et les idées. Ce travail de discernement requiert lui-même deux facultés : l'esprit d'analyse et l'esprit de synthèse. Il est aussi difficile (et nécessaire) de saisir les différences subtiles révélées par l'effort analytique, que de comprendre les relations des grands ensembles mises en évidence par la faculté de synthèse. Il y va de l'intelligence comme de la photographie : pour saisir le réel au mieux, il faut un gros zoom et un grand angle.
L'intelligence serait donc la capacité de percevoir et de bien juger des rapports réels : locaux et globaux, particuliers et généraux, singuliers et universels (car c'est encore un travail de l'intelligence de distinguer le caractère accidentel ou essentiel de tel ou tel fait, de tel ou tel rapport). Bien entendu, il faut que l'individu pensant se saisisse lui-même dans ses rapports aux autres choses et aux autres individus. L'intelligence est la capacité de discerner des relations, et de s'envisager soi-même comme être relationnel ; ce qui requiert un effort de décentrement. L'inaptitude à se décentrer est un signe éminent de bêtise (si c'est corrigible) ou d'inintelligence (si ça ne l'est pas). La présomption, l'égocentrisme ou encore l'ethnocentrisme en sont des indices très sûrs. L'esprit critique (qui n'est autre que la capacité de bien juger - krinein signifie juger, trancher, en grec), qu'il soit exercé sur soi-même réflexivement ou sur son environnement, est le remède de l'intelligence contre ces insuffisances.
Existe-t-il une forme spécifiquement philosophique d'intelligence ? Sans doute pas : l'intelligence philosophique n'est que l'intelligence en général appliquée à des problèmes philosophiques. La question reviendrait donc à se demander ce qui fait la spécificité du problème philosophique par rapport aux problèmes existentiels, aux problèmes pratiques, aux problèmes logiques ou aux problèmes scientifiques. Vaste programme de recherche, impossible à traiter en quelques lignes. Remarquons tout de même qu'un problème philosophique est, comme un problème scientifique, un problème théorique - même quand il a pour objet «l'existence» ou «la pratique». Il s'agit de faire la théorie du monde (du monde naturel et du monde humain), de juger de ce qui est et de ce qui doit être (la philosophie a une double dimension cognitive et normative - ce que résume le concept de «sagesse») sans omettre de se considérer soi-même dans «l'Être». D'où la double modalité de la bêtise en philosophie : s'oublier comme sujet pensant par excès d'objectivation, s'oublier comme être du monde par défaut de décentrement.
L'esprit critique, nous l'avons évoqué, est le remède au manque de décentrement : il invite le sujet à descendre de son trône en considérant sa genèse et sa place dans le monde objectif. En ce sens, la culture scientifique est certainement très utile au philosophe. Mais si l'esprit critique (compris comme travail d'objectivation) va jusqu'à oblitérer l'activité singulière du sujet philosophant, on retombe dans une autre sorte de bêtise, qui consiste à confondre le rapport de soi-même et des choses avec un rapport entre des choses, ou encore à prendre le rapport de soi à ses idées pour un rapport des idées entre elles (comme si elles avaient une certaine autonomie, et que la pensée pouvait être, ainsi que le dit Althusser, un « procès sans sujet »). Or le philosophe - être pensant, jugeant, voulant, existant, sentant - ne peut faire abstraction de sa position « en première personne » (selon l'expression des philosophes analytiques) sans perdre par là même ce qui fait la spécificité du problème philosophique par rapport au problème scientifique. Le scientifique doit surtout ne pas entacher sa démarche de considérations existentielles ou normatives personnelles ; le philosophe doit surtout ne pas occulter cette dimension existentielle et normative - qui est de près ou de loin, pour le meilleur ou pour le pire, personnelle. Il y a là deux types de problèmes, deux formes de pensée, deux usages de l'intelligence, deux risques de bêtise. Si l'on est philosophiquement bête par manque de décentrement et manque de «recentrement», la double fonction de l'intelligence philosophique est de combiner esprit critique et esprit métacritique. Cette double exigence de la pensée pourrait se comprendre comme un scepticisme constructif ou un criticisme humaniste.
Vincent Citot
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Revue le philosophoire n.44 : l'utopie
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 20 Décembre 2015
- 9782353380473
Les hommes d'action n'aiment guère les utopistes. Ils ont raison. Ils savent trop que les grandes idées pèsent peu devant l'urgence du moment ou l'intrication des circonstances. Avec eux, on définirait assez bien la responsabilité comme une défiance constante à l'égard des mirages qui accompagnent l'idéal, et l'utopie comme la matrice de tous les égarements.
Les utopistes n'aiment guère les hommes d'action. Ils ont raison également. Ils savent trop que les habitudes de métier et le réalisme de profession préparent tous les renoncements et toutes les lâchetés. Avec eux on définirait assez bien la responsabilité comme une défiance constante à l'égard des fausses raisons qui laissent en réalité les circonstances décider pour nous, et par suite l'utopie comme la condition même du courage.1ere-Couverture-n°44 Les hommes d'actions et les utopistes ne sont pas faits pour s'entendre ; fort heureusement, ils ne cherchent pas à le faire. Ils se soucient en effet sans doute davantage de la valeur de leurs idées, ou du bien fondé de leurs attitudes, que de l'idée d'utopie elle-même. Ainsi les débats qui opposent les uns et les autres n'abordent-ils guère le fond du problème : car à juger de l'utopie, on oublie d'en déterminer le concept, et bientôt ce dernier tombe dans l'indétermination propre aux slogans.
Deux questions devraient ainsi nous arrêter dès l'abord. Deux questions de syntaxe élémentaire : comment reconnaître une utopie ? À quoi sert-elle ? Nature et fonction, en somme.
En premier lieu, quelle est en effet la nature de l'utopie ? Entendons : comment distinguer l'utopie de la fiction, l'idéal de l'imagination ? Toute idée est-elle justiciable de la critique du réaliste qui se défit de toute conceptualisation, au nom du « terrain », du seul fait qu'elle soit idée, justement ? Cette question constitue un préalable nécessaire, car elle signale un risque qui engage la pensée elle-même. Le danger apparaît grand en effet de jeter, en quelque sorte, le bébé avec l'eau du bain, la pensée avec l'utopie : c'est-à-dire de se détourner systématiquement de la réflexion au nom du « réel ».
Dans une célèbre page de la Critique de la Raison pure, Kant défend ainsi la République idéale platonicienne contre les critiques de l'historien Brucker :
La République de Platon est devenue proverbiale comme exemple prétendument éclatant de perfection imaginaire qui ne peut prendre naissance que dans le cerveau d'un penseur oisif, et Brucker trouve ridicule cette assertion du philosophe que jamais un Prince ne gouverne bien s'il ne participe pas aux idées[1].
Aux yeux de Kant, Brucker semble au fond manquer la spécificité de l'Idée platonicienne dans l'ordre théorique même: toute pensée, toute rêverie ne saurait en effet s'élever à l'idéal. Il ne suffit pas « d'avoir des idées » pour saisir véritablement une « Idée ». La distinction importe dans l'ordre politique. Car un programme de gouvernement ne constitue nullement une théorie politique (il ne peut être par exemple parfois que l'expression aveugle des désirs de celui qui le forme) : quoi de plus commun de tenir ici nos désirs pour des « idées » ? On critiquera donc à bon droit ces « utopies » comme des idéologies ou des conceptions illusoires.
Inversement une théorie politique vise essentiellement à penser la vérité du lien politique, à hisser à la compréhension ce qui est confusément vécu ou désiré ; elle n'engage ni ne promet par cela seul des réformes. Ne demandons donc pas à Hobbes ou à Rousseau des solutions pour nos problèmes du jour, et ne regardons pas dans des philosophies des programmes d'action. En l'espèce, c'est bien comme fondement nécessaire de toute pensée politique que l'idée républicaine prend sens dans la pensée de Platon. Et si nulle société, nulle législation, ne saurait certes égaler la perfection de l'Idée, les insuffisances de la pratique ne l'invalident nullement, puisque celles-ci ne peuvent justement être admises et reconnues qu'à la lumière de ce même idéal. L'Idée vraie ne peut qu'éclairer. Mais aussi, pourquoi lui en demander plus ?
On distinguera donc parmi les « utopies », celles qui expriment en réalité une Idée nécessaire, et constituent par suite des présupposés propres à la réflexion même, des fictions plus ou moins confuses dont nous ne pouvons faire d'usage théorique réglé. Par suite, la critique philosophique de l'utopie devrait peut-être se déployer essentiellement dans le champ de l'analyse des idées, et se refuser l'expédient « indigne », suivant le mot de Kant dans la page citée plus haut, d'opposer constamment à tout effort de pensée la fausse éloquence des « faits ». On veillerait par exemple à forger des utopies « bien construites », à la manière des interlocuteurs de Socrate dans la République, ou à purger certaines figures mythiques de leurs diverses scories afin d'en dégager la racine rationnelle ou idéale. Il y a ici sans doute place pour une réflexion sur l'utopie qui en respecte la nature, et ne dégénère pas en jugement de valeurs.
En second lieu, il nous faut nous confronter à la question de la fonction de l'utopie. Celle-ci engage moins, comme dans le cas précédent, une théorie critique de la raison qu'une anthropologie. Les détracteurs de l'utopie ne voient en effet le plus souvent dans leur constante renaissance qu'un vice irritant de la nature humaine, contre lequel s'armer de vigilance. Les utopistes, à l'inverse, regardent la capacité à former des idéaux comme l'expression de la valeur éminente de notre propre nature. Vertu ou tare, l'utopie s'inscrit alors plus ou moins implicitement dans un discours sur la nature humaine. Pourquoi en effet trouvons-nous en nous des idées qui, quoique dépassant toute expérience possible, et s'avouant en cela impropres à qualifier le moindre objet, ne cessent d'orienter nos pensées ? Pourquoi nous passionnons-nous sans effort pour ce qui ne laisse pas d'apparaître pourtant comme « impossible » ?
Une première fonction de l'utopie ressort de la destination architectonique des Idées, entendues à la manière de Kant. L'idéal sert alors simultanément de canon permettant d'organiser nos pensées d'après un modèle unificateur - l'idée d'un « système des connaissances humaines » apparaît ici essentiellement comme une règle de méthode - et l'expression d'une fin déterminant la pratique : l'Idée républicaine par exemple, ainsi qu'on l'a dit plus haut, pourrait en cela désigner moins une réalité donnée qu'un but et une tâche à poursuivre indéfiniment dans l'histoire. Mais cette double fonction, théorique et pratique, demeure suspendue ici à la rationalité de l'Idée elle-même, qui doit être scrupuleusement distinguée des fictions ou des imaginations, sous peine justement de faillir à ces usages. Les rêveries millénaristes, par exemple, ne sauraient au fond assurer ni la cohérence d'un discours politique, ni régler l'action commune. Elles poussent à l'inverse, on le sait, à la catastrophe.
Il semble bien pourtant que le besoin d'utopie survive à la critique des idéaux. Ou, pour le dire autrement, que la formulation d'Idées positives n'éteignent pas en l'homme toute soif d'impossible. Peut-être ainsi ne saurait-on pas absolument réduire la notion d'utopie à l'usage rationnel et pratique que nous pouvons en faire : les utopies ne constitueraient alors pas que des principes et des fins. Elles conserveraient nécessairement ce caractère de fiction, d'oeuvre de l'imagination qui habille de chair la sécheresse d'une idée. Thomas More n'a pas rédigé en effet un traité de politique ; il a dépeint une Île ; la République platonicienne n'est pas qu'une somme de lois, on la sent vivre dans la poussière et le bruit à travers la peinture qu'en fait Socrate. Comprendre l'utopie imposerait alors de faire droit à ce « surplus », à cette épaisseur qui l'éloigne de l'Idée pure tout en la rapprochant du mythe.
Comte développe dans son Système de politique positive (1851-1854) une « théorie positive des utopies » qui peut éclairer ici. Cette doctrine prend pour point de départ l'incapacité d'une organisation politique, même bien constituée, à persévérer dans son être sans donner aux acteurs sociaux une image concrète de leurs ambitions et de leur concours. La séparation des offices, la diversité inévitable des positions de chacun à l'égard du spectacle social ne peuvent en effet manquer d'introduire une discordance dans les intelligences et les coeurs que ne saurait combler à elle seule la compréhension d'une Idée. L'ouvrier et le banquier peuvent s'accorder sur des principes, ils ne voient pas la même chose du monde et leur accord, s'il n'est que verbal, s'étiolera nécessairement. L'utopie, par la vivacité de ses traits, doit pour Comte enrayer cette érosion de la confiance, lorsque celle-ci n'est étayée que par des raisons. Et il est vrai que l'exigence républicaine apparaîtra peu à peu creuse si elle ne trouve d'autre appui que sa consistance théorique propre. Sans doute les meilleures raisons doivent-elles ainsi finir par pâlir devant la violence du jeu social, ou simplement le poids des habitudes.
On ne peut dès lors éviter ou réparer la dispersion des sentiments et des pensées qu'en résumant la synthèse dans une institution spéciale, où convergent les principales émotions et conceptions[2].
Il faut donc pour Comte que l'idéal s'incarne dans une image ou un symbole qui puisse à la fois condenser ses raisons, et mobiliser les coeurs. En ce sens, nulle politique, aussi raisonnable puisse-t-elle être par ailleurs, ne saurait manquer de se donner une image concrète de l'avenir : un port à atteindre ou une île à trouver. Parce que l'esprit se fatigue de l'abstraction, il doit en effet trouver dans l'ordre concret une figure adéquate de ses diverses aspirations. Comte voit par exemple dans l'instauration progressive à partir du XIème siècle du culte mariale et de la courtoisie, une utopie « bien construite » permettant de faire converger l'essentiel des tendances, des conceptions et des ambitions de la société médiévale[3]. L'image de la Vierge à l'enfant, ou de la Dame déifié (par exemple dans le poème de Dante), apparaît à Comte une remarquable condensation de l'ordre médiéval, résumé autrement plus sensible et efficace que les constructions scolastiques visant sa justification rationnelle, ou que les spécimens dispersés de son génie propre (cathédrales, artisanat, etc.).
Les utopies frappent l'imagination : il n'y a peut-être pas là essentiellement un vice à éradiquer par une patiente critique. Il est possible d'y voir une fonction et une propriété fondamentale de l'utopie : donner une forme unifiée et sensible à notre expérience du monde et de soi. N'est-ce pas paradoxalement ce que confirme, sur un mode négatif, notre goût contemporain pour les dystopies ? Ces fictions apocalyptiques où l'humanité apparaît ravagée, de Terminator à La Planète des singes, par le progrès technologiques ou l'arrogance des sciences, constituent sans doute autant de saisissants résumés de nos peurs et de nos actions. En ce sens, les utopies ne sont pas que des idées à comprendre et à juger : elles constituent des pressentiments et des anticipations concrètes qu'il nous faut accueillir, ou surmonter. Les différentes contributions réunies ici nous y invitent.
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Revue le philosophoire n.45 : la mort
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 19 Mai 2016
- 9782353380480
La mort est une préoccupation constitutive de l'humanité - qui n'y pense pas ? L'homme est un vivant qui sait qu'il va mourir, et qui doit vivre avec cette idée. A ce titre, la mort est d'abord un objet anthropologique fondamental. Toute société doit prendre en charge la question de la mort : prise en charge religieuse, politique, juridique, morale et esthétique. C'est donc une question pour les sciences sociales. La signification de la mort varie selon les sociétés, les cultures et les époques. Scandale pour les uns, la mort est délivrance pour les autres. Fatalité ou fortuité, accomplissement ou anéantissement, libération ou accablement. Une société modernisée, individualisée et sécularisée n'envisage pas la mort comme une société traditionnelle. Pas davantage ce qui se rapporte à elle : la condamnation à mort, le sacrifice, la guerre, l'héroïsme, ou encore la natalité, la fécondité et toutes les inquiétudes démographiques, qui représentent les conditions de survie d'une société. En effet, une société doit se soucier de sa propre perpétuation : la question de la mort est un problème social et culturel autant qu'individuel.1e-Couverture-n°45 En plus d'être une question pour les sciences sociales, la mort est donc un enjeu politique de premier plan. Une société, une culture ou une civilisation qui ne craint pas de mourir, et qui ne se sait pas mortelle, risque d'être aussi imprudente qu'un individu insouciant et téméraire. C'est une des marques fondamentales de l'intelligence humaine que l'anticipation de la mort ; il serait fâcheux que la réunion de millions d'intelligences individuelles ne produise aucune prise de conscience collective du danger de mort. Ce « grand corps » n'aurait-il « qu'une toute petite tête », comme le craignait Alain à propos du corps social[1] ? Il est vrai qu'une culture (des institutions, des valeurs, des savoirs, des savoir-faire, etc.) met souvent plusieurs siècles à se flétrir, comme on le voit avec la disparition des grandes civilisations antiques - avec cette conséquence étonnante que, quoique moribonde, elle ne se sente pas mourir, ayant perdu toute conscience du temps, tel un vieillard amnésique. Une société ne peut prévenir politiquement sa propre mort que tant qu'elle a encore une certaine conscience historique.
Mais la mort n'est pas seulement un objet de sciences sociales ou une préoccupation politique, c'est encore un problème strictement individuel et existentiel. Quel sens dois-je donner à ma vie, moi qui me sais mortel ? Quel sens veux-je donner à ma propre mortalité ? La conscience de la mort et la possibilité du suicide font de ma vie un engagement, et pas seulement un fait. Ainsi, je ne peux tout à fait me laisser vivre : vivre c'est, dans une certaine mesure, choisir de vivre, vouloir vivre. Mais pourquoi ? Et comment ? Chacun est ici renvoyé à soi-même, et c'est tout le tragique - et la grandeur - de l'existence humaine.
Au-delà des questionnements axiologiques (concernant les valeurs politiques et les valeurs existentielles), la mort est encore un problème ontologique et métaphysique : que faut-il entendre par «mort» et comment une telle privation est-elle pensable et possible ? Aux plans biologique et médico-légal, la mort se définit et se conçoit assez bien. On peut même dire qu'elle se constate. Mais si l'on définit la vie autrement que comme le fonctionnement normé d'une réalité objective et tangible (comme un organisme), la question de la mort s'obscurcit. Si la vie est conçue comme une certaine épreuve de soi, une conscience immanente ou subjective, la mort devient un anéantissement pur. Or il est tout aussi difficile de penser que l'être (conscient) puisse surgir du néant (de conscience) qu'il puisse y retourner ; autrement dit, qu'un certain degré de conscience (même infime) puisse apparaître au sein de l'être-en-soi pur, ou qu'il puisse s'y anéantir. Dit vulgairement : on ne fabrique pas de la subjectivité avec de l'objectivité, ni inversement. Faudra-t-il admettre, pour éviter cette difficulté, qu'il n'y a pas de mort stricto sensu, mais seulement dissipation de la conscience (panpsychisme), ou bien survie d'une âme éthérée (spiritualisme) ? On le voit, la mort est une question ténébreuse...
[1] « Un corps fait d'une multitude d'hommes n'a jamais qu'une toute petite tête », dit-il au sujet de « ces êtres collectifs » que sont les partis politiques, les associations et les nations (propos du 10 déc. 1927, in Propos sur les pouvoirs, Paris, Gallimard, 1985, p. 336).
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Revue le philosophoire n.46 : l'élitisme
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 5 Janvier 2017
- 9782353380497
On peut dire en première approximation que l'élitisme désigne essentiellement deux choses : un mécanisme (social, institutionnel, économique) de production et de reconnaissance des élites ; un type d'engagement intellectuel (moral, politique, philosophique) qui valorise et justifie ce genre de mécanisme.
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Revue le philosophoire n.47 : l'esprit critique
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 15 Mai 2017
- 9782353380503
L'esprit critique a ceci de commun avec l'intelligence que tout le monde estime spontanément en être suffisamment bien pourvu selon ses besoins propres, et personne ne souffre d'en manquer. Cela tient au fait que c'est avec notre intelligence que nous jugeons notre intelligence, et de même pour l'esprit critique. Nous ne sommes donc pas bons juges de l'une et de l'autre : nous manquons d'objectivité. Mais comment établir des hiérarchies objectives d'esprits critiques s'il est vrai que ceux-ci s'illustrent justement par leur capacité à mettre en question de ce qui se présente comme objectif, établi, normal, légitime ? Seul un esprit critique peut juger des insuffisances d'un autre esprit critique. La difficulté persiste toutefois car deux esprits critiques peuvent se juger réciproquement en défaut, et personne ne peut arbitrer cette querelle, puisqu'un tel arbitre serait également jugé par les deux autres. On tourne en rond.
La solution serait de trouver une procédure - que tout le monde reconnaisse légitime et efficiente - de mise à l'épreuve de la capacité critique. Cela s'appelle la discussion argumentée. Puisque nous avons la raison en commun, nous pouvons soumettre nos arguments et nos connaissances à cette rationalité partagée, et réciproquement, évaluer ceux des autres. Idéalement, cette expérience devrait révéler des défauts de cohérence, mais aussi de capacité analytique (distinguer ce qui a été amalgamé) ou synthétique (identifier ce qui a l'apparence du divers), des préjugés, des impensés, de la crédulité chez les uns, de l'ignorance chez les autres, bref, elle pourrait fonctionner comme un révélateur de la qualité critique des pensées. Dans les faits, cette procédure est faillible, comme chacun sait. Les passions pénètrent la raison, les ignorants se croient savants, la mauvaise foi et la langue de bois répandent partout leur venin. Résultat : les plus crédules des contestataires passent pour des champions de l'esprit critique. On confond esprit critique et esprit de contradiction, intelligence discursive et attaque ad hominem, et finalement pensée éclairée et conviction subjective.
Si l'on veut que les individus développent leur esprit critique (mais le veut-on ?), il ne suffit pas d'organiser des débats, il faut préalablement former les débattants. Sous prétexte de pluralisme et de démocratie, va-t-on faire discuter un Nobel de physique et le premier venu sur la nature de la matière, un historien et un autre premier venu sur l'héritage de la colonisation, un économiste et un troisième premier venu (si l'on peut dire) sur les rapports entre création monétaire et inflation ? Le savoir n'est pas l'ignorance, et toutes les idées ne se valent pas : telle doit être la première maxime d'un esprit qui se veut critique. À cela, deux limites. D'abord, les savants sont rarement d'accord entre eux, et il existe de multiples programmes de recherche antagonistes au sein des disciplines scientifiques. De plus, la contestation des paradigmes épistémologiques dominants est un puissant facteur de progrès scientifique et une des plus fécondes manifestations de l'esprit critique. Ensuite, les scientifiques travaillent parfois sous contraintes politiques et idéologiques, et les États (ou les grandes firmes) dissimulent souvent leur propagande (leur commerce) sous les habits de la science - d'où une juste méfiance critique à l'égard de cette dernière. À ces deux difficultés, il n'existe pas de remède absolu, mais seulement divers facteurs qui favorisent la domination de la connaissance authentique sur la pseudo-connaissance. Et en amont, il faut se donner des conditions politiques, institutionnelles et sociales qui favorisent l'esprit critique et l'esprit de recherche : pluralisme politique et liberté d'expression, pluralisme médiatique et liberté de la presse, système éducatif performant, encouragement de la recherche scientifique et diffusion de celle-ci - sans parler des conditions sociales et sanitaires rendant possible la jouissance de ces biens.
Hélas, il n'existe aucune façon de garantir durablement le bon usage des bonnes choses. L'esprit critique se dégrade en ras-le-bol relativiste («tous pourris»), le scepticisme en nihilisme, la démocratie en populisme, la liberté en licence, la consommation en consumérisme, l'égalité en égalitarisme, etc. Après des millénaires de crédulité, d'idolâtrie, d'ignorance et de dogmatisme, les hommes (les grandes civilisations, du moins) ont inventé la philosophie et la science. Ces deux choses ont leurs limites, certes : elles sont faillibles, ne remplissent pas les assiettes, ne rendent pas le monde plus juste. Elles sont néanmoins précieuses, et on ferait bien de veiller sur elles plus scrupuleusement. Comme toutes les bonnes choses, elles pourraient se dégrader. Soyons plus clair : elles sont directement menacées par un retour en force de la crédulité la plus bornée - d'autant plus dangereuse qu'elle se revendique du pluralisme démocratique (car ne faut-il pas être tolérant et respecter toutes les croyances ?). L'esprit critique est mis à mal par le retour du religieux. Celui-ci dépasse la sphère des religions stricto sensu, car il peut y avoir de la religiosité dans la vénération des «stars» laïques (du football, du show-business, de la politique) et même dans l'idolâtrie des « valeurs de la République ». La crédulité et la religiosité peuvent potentiellement imprégner toutes choses, même la science (sous la forme du scientisme), l'humanisme (Comte a inventé une « religion de l'humanité ») et la philosophie?.
Or moins les gens ont l'esprit critique et plus on s'adresse à eux comme à des moutons (brossés dans le sens du poil, bien entendu) - ce qui renforce le phénomène. Et une fois que le mal est fait, il devient dangereux de leur parler comme à des individus libres et responsables - ce qui légitime a posteriori l'élitisme et le snobisme de classe. La démocratie ne peut fonctionner correctement que si les citoyens sont capables de résister aux démagogues (grâce à leur esprit critique), ce qui garantit une classe politique de qualité. Mais si ce n'est pas le cas, alors les élites politiques elles-mêmes ne peuvent plus résister à la demande générale de démagogie. Plus prosaïquement : quand tout va bien, tout se passe très bien, et inversement quand tout va mal. Il est assez aisé de passer du bien au mal : il suffit de fragiliser (directement ou indirectement, sciemment ou par maladresse) toutes les structures - déjà listées - qui favorisent l'esprit critique. Le chemin inverse est plus escarpé, et surtout très long (des siècles). D'où l'idée de prendre grand soin, pendant qu'il est encore temps, de ce qui reste des conditions propices à l'esprit critique.
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Revue le philosophoire n.48 : la guerre
Collectif
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- Revue Le Philosophoire
- 30 Novembre 2017
- 9782353380510
La guerre est-elle plus facile que la paix ? Vers une disparition de la guerre ? La guerre et son idée. Lecture croisée de Clausewitz et de Pierre-Joseph Proudhon Emmanuel Blondel. -« Aller à la guerre même » Les formes de la guerre dans la déconstruction. Du terrorisme à la guerre civile ?
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Revue le philosophoire n.49 : la mystique
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 21 Mai 2018
- 9782353380527
Philosophie et mystique. Mystique et scepticisme. L'odyssée et l'exode : les mystiques de Plotin et Grégoire de Nysse. L'appel au désert : l'exigence d'un retrait (Fécondité métaphysique et mystique de l'expérience intérieure). Le « mystique », un moment expérimental structuré par le langage spéculatif. Philosophie et mystique chez Maritain. Mystique du Coeur et Vocation de la Personne.
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Revue le philosophoire n.50 : l'histoire de la philosophie
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 20 Novembre 2018
- 9782353380534
Pour son numéro anniversaire (n°50), Le Philosophoire propose d'interroger le rapport de la philosophie à son histoire. Quels usages les philosophes font-ils ou devraient-il faire des auteurs de la tradition, mais aussi comment penser l'historicité de la philosophie et comment écrire l'histoire de cette discipline? Le dossier s'ouvre par deux entretiens, avec Rémi Brague et Jürgen Habermas.
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Revue le philosophoire n.51 : la question juive
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 9 Avril 2019
- 9782353380541
Editorial. La question juive et le problème humain Giulio De Ligio et Jean-Claude Poizat Entretien avec Bruno Karsenti La question juive entre philosophie et conscience du présent par Giulio De Ligio et Jean-Claude Poizat Dialogue entre Marc Goldschmit et Jean-Claude Poizat sur les Juifs et la modernité européenne Rationalité philosophique et pensée religieuse : Levinas et la possibilité d'une philosophie juive Sophie Nordmann Une critique juive de l'Occident chrétien. Lecture d'Emmanuel Lévinas et de Benny Lévy Agnès Louis A l'ombre de la question juive, la regrettable lucidité des Juifs de FranceMilo Lévy-BruhlLes étoiles parlent :les enfants cachés éclairent la Question juive Yaël Hirsch Les Livres Passent en Revue Persévérance du fait juif de Danny Trom, par Adrien Zirah Entre philosophie et judaïsme, par Baptiste Jacomino Hors Thème Tolérance et multiculturalisme. Retour sur un débat Isabelle Aubert De la révolution managériale au management révolutionnaire Baptiste Rappin
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Revue le philosophoire n.53 : le peuple
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 30 Mai 2020
- 9782353380565
Terme courant du langage politique, notion classique de la philosophie politique de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle, le substantif « peuple » est surtout perçu, à l'heure du pluralisme démocratique, comme un concept parapluie ou fourre-tout venant masquer la diversité des conditions sociales et économiques et la multiplicité des voix politiques. Le « peuple » fait davantage partie du lexique hérité de l'histoire de la philosophie que de la philosophie contemporaine qui préfère, quant à elle, parler de « citoyens », de « groupes sociaux », d'« opinion publique », de « multitude ».
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Revue le philosophoire n.57 : science et politique
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 15 Avril 2022
- 9782353380602
Le N°57 Science et Politique de la revue Le Philosophoire interroge les rapports de la politique à la science.
L'équipe éditoriale se demande dans quelle mesure l'expertise savante complète utilement la démocratie, ou bien la menace au nom d'une expertocratie / technocratie (pourvoir des experts) réservée à une élite.
La politique est-elle une science?
Les sciences sont-elles, inversement, étrangères à tout engagement politique?
Pour répondre à ces interrogations, des articles, un entretien avec Frédéric Brahami et une traduction de Erminio Juvalta. -
Revue le philosophoire n.58 : la gauche et la droite
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 1 Décembre 2022
- 9782353380619
Au sommaire de ce nouveau numéro du Philosophoire :
Editorial. Le clivage gauche-droite et son horizon anthropologique Vincent Citot Entretien avec Natalie Depraz par Vincent Citot Questions à Marcel Gauchet à propos de Droite et gauche. Histoire et destin [2021] par Fabien Schang Gauche, droite, au-delà ou en-deçà : essai de théorie politique Thierry Leterre Clivage gauche-droite : une théorie universelle Philippe Fabry et Léo Portal De la soumission aux mots de "gauche" et "droite" à une citoyenneté active Laurent Loty Existe-t-il une culture politique du centre en France ?
Olivia Leboyer Le discours populiste comme brouillage des enjeux politiques Patrick Charaudeau Traduction Aurel Kolnai, penseur politique. Une introduction Agnès Louis Aurel Kolnai : « La thématique morale dans la division politique » [1960] Traduit de l'anglais par Adrien et Agnès Louis Les Livres Passent en Revue Notices sur quelques publications récentes et ouvrages envoyés à la rédaction Hors Thème La société telle qu'elle est : légitimation et généalogie après Rawls Nino Fournier -
Revue le philosophoire n.59 : l'expérience esthetique
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 27 Avril 2023
- 9782353380626
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Revue le philosophoire n.60 : Humain/Transhumain
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 13 Décembre 2023
- 9782353380633
Le Philosophoire est une revue de philosophie générale indépendante et pluraliste, fondée en 1996. Son objectif est de promouvoir l'esprit philosophique ; celui qui, mettant l'histoire de la philosophie au service de la philosophie elle-même, mais ne dispensant pas la réflexion de la culture qui la nourrit nécessairement, assume ainsi sa tâche et se risque à penser authentiquement.
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Le philosophoire t.25 ; la modernite: entretiens avec vincent descombes et francois dubet
Collectif
- Philosophoire
- 1 Décembre 2005
- 9782353380268
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Revue le philosophoire n.40 : la pensée philosophique
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 30 Décembre 2013
- 9782353380435
La sortie du numéro quarante de la revue est une parfaite occasion de revenir, une fois de plus, sur une question consubstantielle à l'identité du Philosophoire : quelle est la nature et quelles sont les exigences de la pensée philosophique ?[1] Corrélativement : que doit-on attendre d'une revue de philosophie ? S'il n'est pas aisé de mettre d'accord entre eux des philosophes sur la signification véritable de leur activité intellectuelle, du moins, un certain consensus peut se dégager sur une définition négative de la philosophie. La philosophie n'est pas l'histoire de la philosophie ; le philosophe n'est pas un historien ; une revue de philosophie n'est pas une revue d'histoire. Bien entendu, nous pourrions définir négativement la philosophie par rapport à d'autres domaines : la pensée philosophique n'est pas une croyance religieuse, une doctrine morale, une recherche scientifique, ou encore une pratique artistique. Mais les frontières entre ces champs théoriques et pratiques sont à peu près claires, de sorte que la philosophie s'en distingue aisément. Il n'en va pas de même avec l'histoire des idées. Entre la recherche philosophique et l'histoire des idées, la frontière est devenue problématique de facto, quoiqu'il soit facile de la concevoir de jure.
Considérons d'abord les faits - en particulier ceux qui concernent le monde de la philosophie francophone instituée. L'étudiant qui entreprend des études de «philosophie» se verra dispenser, pour l'essentiel, des enseignements d'histoire de la philosophie. Le chercheur en «philosophie» qui entend faire reconnaître son travail par ses pairs sera fortement incité à produire une Thèse d'histoire de la philosophie. S'il veut un jour obtenir une chaire de «philosophie», on ne saurait trop lui conseiller de parfaire son curriculum vitae en publiant dans les grandes revues d'histoire de la philosophie, et en se faisant épauler par les puissants historiens de la philosophie qui contrôlent généralement les instances officielles de la philosophie. Comment une telle confusion entre des disciplines distinctes a-t-elle pu s'instaurer dans les faits, alors qu'il apparaît clairement que philosopher n'est pas faire oeuvre d'historien, et réciproquement ?
Il appartient justement aux historiens - et aux sociologues des institutions - de répondre à cette question. Il importe en effet de comprendre par quels mécanismes et en vue de quel profit institutionnel la philosophie, en tant que discipline académique, s'est identifiée petit à petit à l'histoire de la philosophie. Il se pourrait que ce phénomène manifeste des nécessités internes au champ de la recherche universitaire, des impératifs de différenciation et de spécialisation des disciplines au sein de l'Université. La philosophie avait détrôné la théologie comme discipline maîtresse de l'Université, mais les diverses sciences (y compris les sciences humaines) ont à leur tour contesté à la philosophie sa position dominante. C'est l'idée même d'un enseignement philosophique qui est devenue douteuse. En effet, de quoi la philosophie est-elle la spécialité, de quoi est-elle le savoir, et donc qu'a-t-elle, concrètement, à apprendre aux étudiants ? S'il s'agit de leur enseigner «l'esprit critique», à «penser par soi-même», à «réfléchir» sur des «grandes questions» existentielles, ou encore à «aimer la sagesse», on peut se demander s'il convient de créer des chaires universitaires pour mettre en oeuvre un tel programme - sachant par ailleurs les difficultés qu'il y aurait à sélectionner les enseignants sur leurs «compétences» en ces domaines. Il était bien plus simple et confortable pour la philosophie instituée de se spécialiser dans l'étude des philosophies passées. Ainsi, la philosophie pouvait se parer des attributs de la science : enquêtes précises, démonstrations minutieuses, vérifiabilité des sources, voire même falsification des hypothèses... Impressionnés par l'autorité des philosophes universitaires proclamant leur monopole sur l'histoire de la philosophie, les historiens n'ont pu leur contester cet espace nécessaire à la néo-légitimation institutionnelle de la philosophie.
Bref, pour des motifs et des mobiles bien compréhensibles, l'enseignement universitaire de la philosophie s'est porté, de facto, sur l'histoire de la philosophie. De proche en proche, c'est la majorité de la recherche académique en «philosophie» qui est devenue historisante - cette remarque ne vaut pas seulement pour la France. Il est possible que cette histoire plus ou moins philosophique de la philosophie soit, du point de vue historique, inférieure à celle que les historiens peuvent produire. Mais préoccupons-nous plutôt des pertes pour la philosophie : cette philosophie plus ou moins historique est-elle à la hauteur des attentes du point de vue philosophique ? Car, celui qui s'intéresse aux problèmes philosophiques - et qui cherche à renouveler leur formulation - n'attend pas simplement qu'on lui explique comment ils se sont posés pour tel ou tel auteur, telle ou telle école, à telle ou telle période. La pensée philosophique ne se sous-traite pas. Que l'histoire des idées fournisse une culture essentielle à la formulation d'idées nouvelles, c'est certain. D'une façon générale, le philosophe n'est à la hauteur de sa tâche que s'il a intériorisé une culture la plus large possible. Pour autant, la pensée philosophique ne se réduit pas à l'organisation raisonnée des connaissances positives - a fortiori des connaissances particulières en histoire des idées.
Ainsi, Le Philosophoire a été crée pour encourager, au sein de la recherche philosophique, un usage différent de l'histoire de la philosophie. Notre époque est celle de l'alternative navrante entre, d'un côté, les travaux universitaires portés sur l'histoire de la philosophie et, à l'autre extrême, l'essayisme voué à la vulgarisation médiatique. Entre l'érudition étroite et l'essai désinvolte (tous les deux légitimes dans la mesure où ils se donnent pour ce qu'ils sont), on trouve un large espace pour la pensée philosophique. Tel est le terrain de jeu du Philosophoire.[2] La réflexion sur soi d'une discipline peut devenir lassante si elle finit par perdre de vue ses objets et ses problèmes concrets : la méthodologie, la métaphilosophie, la sociologie de la philosophie, l'histoire de la philosophie, etc., ne peuvent tenir lieu de philosophie. De même, le lecteur d'une revue attend autre chose de cette revue qu'elle parle d'elle-même et de sa légitimité. Il n'en demeure pas moins que cette réflexivité (irrémédiablement attachée à la démarche philosophique) peut s'avérer éclairante et utile - et l'équipe rédactionnelle de la revue s'engage à ne pas en abuser en dehors des numéros anniversaires...
[1] La revue a été créée sur la base de cette interrogation. Les deux premiers numéros, qui n'étaient pas thématiques, faisaient une large place à la réflexion sur la pensée philosophique, ses méthodes et ses limites ; et le vingtième Philosophoire, publié en 2003, avait pour thème « La Philosophie ».
[2] Qui n'est certes pas la seule revue à occuper ce créneau. Mais la plupart des autres revues partageant cette conception de la recherche sont, ou bien des revues transdisciplinaires, ou bien des revues spécialisées dans un secteur philosophique donné, ou encore affiliées à une école de pensée particulière. Par ailleurs, la ligne éditoriale de la revue définit une orientation générale et un objectif à atteindre ; elle ne nous empêche pas de publier (presque à chaque numéro) des articles dont le propos est principalement rattaché à l'histoire des idées. Réciproquement, les revues académiques d'histoire de la philosophie réservent souvent une place aux articles dont l'ambition est proprement philosophique. Enfin, nous sommes bien conscients qu'une grande partie de la recherche philosophique se situe à mi-chemin entre les deux pôles : soit que les objectifs historiques se transcendent, in fine, vers un questionnement philosophique, soit que la démonstration philosophique requiert de longs détours par l'histoire des idées.
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Revue le philosophoire n.41 : Orient et Occident
Collectif
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 2 Juin 2014
- 9782353380442
La division du monde, et notamment du monde intellectuel, religieux et philosophique, en deux grandes catégories - l'Orient et l'Occident - est assez pratique. Ces deux pôles évoquent à chacun deux types de culture, de vision du monde, d'esthétique, de sensibilité, etc. Il semble que l'opposition fasse sens et, en tout cas, elle permet de s'orienter facilement. N'est-il pas vrai qu'un clin d'oeil suffise pour distinguer une oeuvre d'art orientale d'une production occidentale, une pratique spirituelle orientale d'une attitude religieuse occidentale, une pensée orientale d'une philosophie occidentale ? A moins qu'il n'y ait là que des fausses évidences ? Voyons cela.
Tout d'abord, il va sans dire que les cultures mésoaméricaines, andines, africaines, inuites, etc., ne rentrent dans aucune des deux catégories d'Orient et d'Occident. Même si l'on restreint l'analyse à la sphère géographique eurasiatique et méditerranéenne, bon nombre des civilisations antiques ne seraient enrôlées qu'artificiellement dans cette grande opposition : les Egyptiens, les Hittites, les Phéniciens, les Carthaginois, les Cananéens, les Hébreux, les Byzantins, etc., ne sont ni d'Orient ni d'Occident, ou bien des deux à la fois. Par ailleurs, s'il faut «faire rentrer» dans l'Occident à la fois la Grèce antique, l'Empire romain, les royaumes germaniques, la civilisation européenne, les Etats-Unis, l'Australie et la Nouvelle Zélande, il est probable que nous ayons surtout affaire à un mot-valise - pratique, encore une fois, mais peu rigoureux sur le plan scientifique. Il en va de même pour l'Orient, qui devrait rassembler des pays aussi différents que l'Inde et la Palestine, la Chine et l'Iran, le Japon et l'Arabie Saoudite... Le Japon pose un problème car il est, dit-on, « occidentalisé ». Quant au monde « arabo-musulman », il est écartelé entre l'Indonésie orientale et le Maghreb occidental. N'est-il pas artificiel de placer le Maroc en Occident et l'Egypte en Orient, alors que ces deux cultures sont manifestement plus proches l'une de l'autre aujourd'hui qu'elles ne le sont de l'Europe d'une part et de l'Asie du Sud-Est d'autre part ? Inutile de prolonger ces remarques : on voit bien que l'opposition culturelle de l'Orient et de l'Occident est simplificatrice.
Sur le plan plus spécifiquement philosophique, elle ne l'est pas moins. C'est surtout l'ignorance des histoires de la philosophie indienne et chinoise qui fait penser que l'Occident aurait le monopole de la Raison, du matérialisme, du scepticisme, du conventionnalisme, de l'utilitarisme, etc. En réalité, toutes ces tendances ont existé à quelque degré et à certaines époques en Orient - comme le montrent les grands historiens orientalistes[1]. Ainsi, plutôt que d'essentialiser l'Orient et l'Occident, il serait sans doute plus judicieux d'adopter le point de vue de l'historien, c'est-à-dire de la dynamique évolutive. Quand certaines conditions historiques, sociales et économiques sont réunies, des écoles philosophiques matérialistes, positivistes et individualistes émergent, en Orient comme en Occident. Quand d'autres conditions dominent ou influencent la sphère intellectuelle, les cosmologies hylozoïstes, panpsychiques et les conceptions communautaristes et hiérarchiques de l'homme prennent le dessus - en Orient comme en Occident. Ceci étant dit, on peut se demander pourquoi les conditions d'une pensée dite «moderne» ont été plus souvent réunies en Occident qu'en Orient ; pourquoi la philosophie ne s'y est pas développée ni renouvelée dans les mêmes proportions ; pourquoi les sciences chinoise et indienne ne sont pas allées au-delà d'un certain niveau.
Cette vision anti-essentialiste (parce qu'historiciste, au moins pour partie) permet aussi de mieux comprendre l'évolution récente de l'Asie. N'est-il pas à la fois ethnocentrique, naïf et insultant de prétendre que le développement économique, technique, scientifique et culturel du Japon, de la Chine, et de toute l'Asie, correspond à une « occidentalisation » ? Les savants chinois qui, demain, donneront des leçons de physique nucléaire et de biochimie à leurs collègues américains et européens, ont-ils cessé d'être orientaux le jour où ils sont devenus savants ? Les élites laïcisées des grandes métropoles d'Asie sont-elles occidentalisées du simple fait qu'elles n'ont plus de religion ? Cette vision des choses, qui donne à l'Occident le monopole de la science, de la laïcité, et finalement de la démocratie, de la République, des droits de l'homme et de la liberté individuelle, flatte trop l'orgueil des Occidentaux pour ne pas nous faire soupçonner qu'elle corresponde davantage à un désir qu'à une réalité. Un Coréen démocrate, rationnel et athée n'est pas occidental par cela-même. Il ne faut pas confondre processus historique et occidentalisation, sous prétexte que le l'Europe a connu un développement précoce par rapport aux autres régions du monde.
Ces remarques ne cherchent pas à annuler toutes les différences entre Orient et Occident, mais seulement à les relativiser. Du reste, les auteurs de ce n°41 du Philosophoire ne font jouer qu'avec prudence cette grande dichotomie, lui préférant souvent des analyses plus précises et plus régionales. La dualité Orient-Occident est pertinente jusqu'à un certain point, mais elle est surtout stimulante, comme toute visée comparatiste.
[1] Parmi une multitude de références, citons P. Masson-Oursel, Esquisse d'une histoire de la philosophie indienne, Paris, Geuthner, 1923 ; et A. Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Le Seuil, 1997.
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Revue le philosophoire n.43 : l'identité
Revue Le Philosophoire
- Philosophoire
- Revue Le Philosophoire
- 6 Mai 2015
- 9782353380466
Entretiens avec Jean-Claude Milner et François Laruelle. Le rôle de l'identité nationale dans le républicanisme critiquepar Sophie Guérard de Latour.
L'Identité individuelle et les contextualisations de soi par Alex Mucchielli.
L'identité nosologique en question par Emmanuel Martin. L'hétérologie de l'Europe : crise identitaire ou défi altéritaire ? par Aliénor Ballangé.
Qui suis-je ? Identité-ipse, identité-idem et identité narrative par Philippe Cabestan.
Travail et identité chez Levinas : la dimension économique de l'existence comme réalisation de soi.