«Pas de shabbat, pas de dimanche pour les machines. Et les hommes suivent au rythme infernal du cirque consumériste. Et ça se dit libre.»Jean RouaudAlors que le débat sur la place du travail dans nos vies anime à nouveau la société française, il est utile de nous remémorer le jour de paresse que, selon les Écritures, s'octroya le Créateur au septième jour de la Genèse. Cette sagesse n'est certes pas celle des hommes, occupés depuis le Néolithique, et l'invention géniale de l'agriculture, à exploiter sans répit ni mesure ce qui leur a été donné : la Terre, les animaux et eux-mêmes. Exploiter jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à tirer, exploiter jusqu'à l'épuisement de toutes nos vraies richesses, naturelles et humaines. Comme Dieu le fit pour lui-même, et à l'exemple de ce que fut la succession des saisons, octroyons-nous ce temps de repos, laissons vivre le vivant et, avant qu'il ne soit trop tard, accordons des vacances à la terre : «Vacances pour la Terre, Repos la Terre, Shabbat ma Terre».
C'est la plus belle énigme de l'histoire du monde.
Litanie de splendeurs : Lascaux, Rouffignac, Niaux. Ceux qu'on imaginait en brutes épaisses tout juste descendues du singe en savaient aussi long que nous sur la meilleure part de nous-mêmes. Il nous reste à imaginer ce qui leur passait par la tête, comment ils en vinrent à s'enfoncer sous terre, en rampant parfois, pour inventer le premier coup de pinceau et peindre des merveilles.
Comment gagner sa vie honnêtement est un texte autobiographique, qui inaugure un cycle intitulé : « La vie poétique-une histoire de France ». Le projet ambitieux de Jean Rouaud est de restituer la vie de la société française de la deuxième moitié du XXe siècle à travers son itinéraire personnel, mêlant les faits réels, les anecdotes vécues, et les émotions poétiques, littéraires, esthétiques qui ont jalonné ce parcours. Il nous livre ainsi une peinture d'époque, minutieuse et colorée : la jeunesse dans l'Ouest pluvieux, les petits boulots, les modes vestimentaires, la contestation et lescommunautés, l'auto-stop, le refus du salariat (voir le titre, tiré d'une citation de Thoreau) et de la vie bourgeoise, les expériences amoureuses (compliquées pour un fils des provinces catholiques), la vie étriquée des désargentés dans une mansarde avec « la compagne des jours tristes », l'attrait de l'Extrême-Orient, le basculement du monde d'une civilisation rurale vers une urbanité déréglée, tout cela éclairé par la rencontre, à cinquante ans, de « la fiancée juive » dont l'amour fournit une clé aux errances passées. Chateaubriand, Thoreau, Rimbaud, Kerouac, Cassavetes accompagnent ce récit charmant et sensible, dont le fil se déroule au gré des souvenirs, dans un désordre savamment orchestré. On se laisse ainsi porter par une voix intelligente et mélancolique, à travers les méandres d'un récit qui parvient à marier de façon très convaincante l'intime et le collectif.
Un homme, une femme, deux vies jusque-là un peu ratées, une rencontre improbable, ainsi débute La femme promise.
Lorsque l'héroïne découvre que son manoir a été entièrement pillé par des cambrioleurs, elle se précipite à la gendarmerie pour faire sa déclaration. C'est là qu'elle croise un personnage étrange, vêtu en tout et pour tout d'une combinaison de plongée : elle ne tarde pas à apprendre que cet homme, par ailleurs brillant chercheur, vient d'être plaqué par sa femme qui a profité de son absence pour vider intégralement leur appartement : ne lui reste que la combinaison qu'il portait sur le dos en sortant de l'eau.
Ce dépouillement intégral de l'un comme de l'autre sera la condition nécessaire de leur rencontre : seul le dénuement absolu dans lequel ils se retrouvent malgré eux va leur permettre d'échapper aux vies en porte-à-faux qu'ils ont jusque-là menées.
En parallèle, le père de la jeune femme va lui aussi voir sa vie bouleversée. Depuis toujours, ce passionné de préhistoire se croit le fils d'un collaborateur notoire. Mais, confronté à l'énigme d'un portrait de sa mère resté inachevé, il découvre que son vrai père n'est autre que le peintre, et que c'est de cet inconnu que lui vient son intérêt pour les grottes ornées et les jeux d'ombres.
Roman de la rencontre amoureuse, La femme promise est aussi une réflexion, pleine d'ironie et de distance mélancolique, sur le poids de l'Histoire sur les destinées individuelles et sur la création artistique comme manière d'être au monde.
Un auteur, ça invente, c'est bien le moins. Par exemple, cette histoire sur un cédérom intitulé Le Vol de Nils, à travers laquelle une ex-petite fille d'extraterrestre rend hommage à son alpiniste de père, disparu en montagne, la privant ainsi de connaître la suite des aventures de Nils Holgersson qu'il lui lisait le soir et dont il avait l'habitude d'enregistrer un épisode avant de partir sur le toit du monde.
Et puis un auteur ça s'invente, au sens traditionnel du terme, c'est-à-dire qu'on ne demande pas à l'inventeur d'une grotte de la fabriquer de toutes pièces en creusant la roche, non, un inventeur trouve ce qui est.
Alors, comment un auteur se trouve-t-il ? D'où lui vient cette étrange idée de se reconnaître auteur quand personne ne lui a rien demandé ?
Personne, vraiment ? Hum, il semblerait qu'on ne s'invente pas tout seul. Alors comment ça s'est fait ? L'auteur mène son enquête, à sa manière, en lançant devant lui sa phrase dérivante qui ramène dans ses filets un tableau de Georges de La Tour, Bernadette Soubirous, des anciens et des modernes, Jeremiah Johnson, le chevalier Taylor qui aveugla définitivement le vieux Bach, et tiens, son père avec lequel il pensait en avoir fini.
«À ce moment précis la littérature n'a tenu qu'à un fil. Deux amis conseillaient à un troisième qui venait de leur lire une longue mélopée dans laquelle il avait mis le meilleur de lui-même, de carrément laisser tomber. Pas grave, dirons-nous. La littérature s'en remettra. Oui, mais plus comme avant. La littérature pour survivre passe ici, à Croisset, près de Rouen, par un renoncement. Car le jeune Gustave, fils bon à rien du docteur Flaubert, jusque-là s'en faisait une autre idée. Pendant de longs mois il s'était donné dans sa Tentation de saint Antoine des éperduments de style qu'il ne retrouverait jamais. Pour l'opérer de son cancer du lyrisme, Maxime Du Camp et Louis Bouilhet, les deux amis, lui prescrivent un traitement de cheval : écrire un roman à la Balzac, terre à terre. Ce sera, contraint et forcé, Madame Bovary. Pas commodes, les temps qui s'annoncent pour ceux-là qui privilégient la phrase et le chant. Désormais le réalisme impose sa loi d'airain, les visions sont renvoyées au désert et les morts priés de ne pas ressusciter. Comme si cette fission entre la terre et le ciel renvoyait à une autre guerre secrète, déclenchée il y a plusieurs siècles autour de cette question de la double nature. La rencontre de Croisset, ultime avatar du concile de Nicée ?»Jean Rouaud.
Ce serait une sorte de carte de visite en neuf volets. Elle dirait je suis celui-là qui sanglote en regardant la mort d'un Mozart de téléfilm, ne comprenant que plus tard que cette mort en cachait une autre. Je suis celui-là qui, lisant Mère Courage de Brecht, retrouve sa mère sous les traits d'Anna Fierling poussant son petit commerce dans sa charrette. Je suis cet ex-vendeur de journaux qui évoque ses généreuses devancières, les soeurs Calvaire et leur maison de la presse d'un autre âge. Celui-là qui, cherchant à devenir écrivain, se tourne vers son enfance et retrouve un maître d'école omniscient, l'ennui des étés, les promenades du pensionnat. Et c'est le même, bien des années après, qui chante sur un air de blues l'éblouissement de la rencontre et " le long tunnel de son chagrin ". Me voilà, c'est moi.
En 1871, une Constance Monastier, jeune épouse d'un maître soyeux des Cévennes, n'a a priori rien à partager avec un Octave Keller, proscrit de la Commune de Paris, réchappé de la semaine sanglante et de ses 30 000 morts. Tout les oppose : leur milieu, leurs convictions, et cette interprétation de l'insurrection parisienne au sujet de laquelle la jeune femme, dans la diligence qui la ramène à Saint-Martin-de-l'Our, en aura entendu des vertes et des pas mûres. Tout les oppose, et pourtant c'est bien cette Constance qui profitera d'un incident de parcours pour fausser compagnie aux autres voyageurs, et fuir à travers les monts cévenols avec ce vagabond fiévreux trouvé blessé sur le chemin. Octave aura trois jours pour donner à la jeune femme une autre image de ceux qu'on appelle les communeux. De quoi évoquer la haute figure de l'Admirable, autrement dit d'Eugène Varlin, de quoi la convaincre que la justice et la générosité font un très honnête programme, de quoi le réconcilier, lui, hanté par les visions du massacre, avec le meilleur de la vie, de quoi découvrir ensemble que l'amour n'a pas déserté, alors que tout autour le monde ancien bascule dans la modernité, que le cheval cède devant le train, que le cinéma s'annonce, et que le roman en aura bientôt fini avec ce genre d'histoires. Mais Constance Monastier, la plus belle ornithologue du monde, dont une pierre gravée sur le mont Lozère porte le souvenir, valait bien qu'on renoue avec certaines pratiques romanesques...
Une façon de chanter constitue le deuxième volet de l'autobiographie poétique entamée par Jean Rouaud avec Comment gagner sa vie honnêtement. Alors que le premier tome racontait les années d'après mai 68, les voyages en auto-stop, les petits boulots et les expériences hasardeuses des jeunes adeptes de la vie en communauté, Une façon de chanter, à l'occasion de la mort d'un proche, remonte vers l'enfance et l'adolescence. Comme le disparu est ce même cousin qui a offert à l'auteur sa première guitare, ce dernier en profite pour tendre l'oreille vers les lointains de sa jeunesse. Et le moins qu'on puisse dire c'est que la bande-son du village natal était rudimentaire : les cloches de l'église, le marteau du maréchal-ferrant, le cri d'un goret égorgé par le charcutier, et derrière le mur du jardin la seule musique d'un piano sous les doigts de l'oncle Émile.
On comprend pourquoi l'arrivée brusque, par l'entremise du transistor, des groupes anglo-saxons, va bousculer ce monde ancien où l'on chantait encore Auprès de ma blonde. Et pour accompagner cette prise de pouvoir par la jeunesse, pas de meilleur passeport que l'apprentissage de la guitare.
L'intime et le collectif se mêlent dans le flux d'un récit mouvant et drôle, où l'on croise certaines figures déjà rencontrées comme celles de la mère et du père, mais aussi une charmante vieille dame professeur de piano, un naufragé volontaire, une famille allemande accueillante et le jeune Rimbaud plaquant des accords sur un clavier taillé dans sa table de travail. Autant d'évocations que ponctue la très riche bande musicale : Dylan, les Byrds, Graeme Allwright, les Kinks et bien d'autres sont convoqués pour raconter en musique ce changement de monde, sans oublier les refrains balbutiants, composés par un jeune homme sombre derrière lequel on reconnaît Jean Rouaud lui-même.