«Si tu étais si attaché à ta carte d'ouvrier, c'est sans doute parce que tu étais un homme sans titre. Toi qui es né dépossédé, de tout titre de propriété comme de citoyenneté, tu n'auras connu que des titres de transport et de résidence. Le titre en latin veut dire l'inscription. Et si tu étais bien inscrit quelque part en tout petit, ce n'était hélas que pour t'effacer. Tu as figuré sur l'interminable liste des hommes à broyer au travail, comme tant d'autres avant toi à malaxer dans les tranchées.»En lisant Misère de la Kabylie, reportage publié par Camus en 1939, Xavier Le Clerc découvre dans quelles conditions de dénuement son père a grandi. L'auteur retrace le parcours de cet homme courageux, si longtemps absent et mutique, arrivé d'Algérie en 1962, embauché comme manoeuvre à la Société métallurgique de Normandie. Ce témoignage captivant est un cri de révolte contre l'injustice et la misère organisée, mais il laisse aussi entendre une voix apaisée qui invite à réfléchir sur les notions d'identité et d'intégration.
Saïd, qui s'était engagé pour nourrir les siens, s'interrogeait. Le jeune soldat blond avait-il reçu une prime de deux cents francs à son arrivée ? Recevait-il lui aussi une solde journalière de cinquante centimes ? Était-ce assez en Allemagne pour s'acheter tous les mois un demi-kilo de pain, trois oeufs et un peu de lait ? Sa famille postulerait-elle pour une prime de veuvage de cent vingt francs ?
Cent vingt francs. C'était le prix d'un homme, du malheur de sa famille. Et Saïd, qui n'avait jamais appris à calculer, se demandait combien de kilos de pain, d'oeufs et de lait pourrait bien valoir son propre corps déchiqueté, tant il avait pris l'habitude de s'imaginer les viscères à l'air, dévorées par les rats, avec le fatalisme d'un paysan qui avait connu et qui donc connaîtrait de nouveau, un jour lointain peut-être, mais un jour sûrement, la mauvaise récolte de trop.